Variations autour de la femme idéale
Les personnages mis en scène par les couturiers parisiens naissent des fantasmes des créateurs, qui se plaisent à composer leur modèle de femme. Illustration lors des défilés haute couture printemps-été 2016.
Première parution Le Monde
La haute couture est comme une histoire d’amour. Les couturiers utilisent le meilleur des techniques et des savoir-faire à leur disposition pour imaginer une garde-robe aux mesures – ou à la démesure – d’une femme idéale. Et, à chacun son hyperbole créative. La femme imaginée par Karl Lagerfeld chez Chanel vit dans un décor zen : une grande maison de bois au volume cubique posée sur une pelouse ponctuée de lattes brutes.
Elle a beaucoup d’allure, avec son chignon roulé sur la nuque, on dirait une sculpture de Picasso avec la grâce détachée et le regard intense de Dora Maar, artiste et muse de l’homme de Malaga. On sent qu’elle n’aime pas se faire remarquer, du moins pas parce qu’elle brille trop ou qu’elle est trop découverte. Il y a chez elle un besoin de simplicité, d’intemporel, qu’elle assouvit dans une collection très nature, une interprétation libre d’un esprit écolo-chic à la Karl Lagerfeld, c’est-à-dire très détaché du premier degré.
En escarpins de soie à semelles de liège sinueuses, elle promène dans son jardin sa silhouette épurée habillée de toutes les nuances de beige. En chemise ou veste courte à épaules arrondies, en jupe droite qui tombe à quelques centimètres de la cheville, elle n’a pour accessoire qu’un porte-iPhone attaché à la ceinture et quelques bijoux insectes piqués çà et là.
Les effets de texture sont faussement bruts : broderies mates imitant le tweed, mosaïques de perles de bois, de plumes, de ruban papier, paillettes effets pixels vernis ou marqueteries de bois donnent à sa silhouette un air de Klimt primitif et futuriste à la fois. Pour le soir, elle préfère les cristaux argentés qui soulignent les volumes sculptés, le satin perle souligné d’or éteint, même si elle n’est jamais aussi spectaculaire qu’en simple tailleur ou en pyjama du soir à ourlet asymétrique. Sa silhouette ne peut être datée, elle est donc indémodable et c’est bien ce que recherche son auteur : préserver cette femme de l’éphémère. Et assurer le grand succès de la couture Chanel auprès des clientes.
L’histoire ne fait que commencer chez Aouadi, une toute jeune maison, membre invité du calendrier de haute couture. Son créateur, Yacine Aouadi, signe seulement sa deuxième collection, baptisée « Saison des amours aux rayons X ». Ce jeune designer doué a déjà trouvé « sa » femme : une créature diaphane et romantique aux tentations gothiques plus ou moins prononcées. Sa garde-robe se résume à treize silhouettes saisissantes. Elle semble presque flotter dans la semi-pénombre du Petit Palais.
En robe d’organza chair suturée de boutons ronds, ou parée de broderies de tulle soufflées repiquées de perles. Ses manteaux rebrodés d’exosquelettes en corail ou marquetés de plumes tachistes lui offrent une coquille protectrice. On ne sait pas si elle vient du fond des mers, d’un cliché sépia des années 1920, d’un conte gothique qui pourrait mal tourner. Mais, attention, tout n’est pas fragile et romantique chez elle : les shorts de surfeuse en dentelle et les dos « nageur » de ses robes trahissent une dimension plus athlétique et moderne de sa personnalité en devenir.
Chez Bouchra Jarrar, on retrouve une femme épanouie. La créatrice a décidé de mettre entre parenthèses son prêt-à-porter pour se concentrer sur l’exercice de la couture. On a rencontré chez elle, il y a cinq ans, une femme élégante et un peu dure en perfecto laqué et pantalon tailleur impeccable, on découvre cette saison toute la richesse de sa personnalité. Comme si cette femme osait exprimer différemment sa féminité, sans renoncer à son fort tempérament.
En long pantalon d’officier galonné vieil or et gansé de satin noir, en blouse et robe de dentelle crème que réchauffe un blouson zippé en velours nuit, brocart vermeil et fourrure miel, en robe de velours de soie frappée perle, retenue au creux des reins par une bride de cuir, en manteau d’officier sobre, en robe smoking ou en longue veste sans manches où frémissent des vagues de plumes, elle est à la fois sensuelle et forte. Apaisée, elle a les pieds sur terre mais s’autorise à rêver et séduire, avec délicatesse. Le début d’une nouvelle vie pour cette femme très française.
La femme Giorgio Armani Privé, en revanche, vient d’ailleurs. Elle n’est ni parisienne ni milanaise, c’est une cliente internationale, toujours rassurée par l’évidente féminité d’une couture formatée pour ses besoins. Dans son monde privilégié et codifié, les occasions de s’habiller pour briller en société sont encore nombreuses.
Pour y répondre, Giorgio Armani imagine une collection à dominante mauve. Des blousons sport bordés de cristaux et portés avec des shorts en organza aux robes bustiers soulignées de perles baguettes jais, en passant par les pantalons volantés, les plissés soufflés comme un Murano, les superpositions de volants, les granités graphiques : toutes les formules de mauve sont à la disposition de cette femme incarnée sur le podium par des mannequins portant toutes la même perruque crantée corbeau. Elle se rêve peut-être en sirène de l’espace ; mais ce qui compte pour elle c’est le prestige de la signature Armani et de tenir son rang dans son cercle élitiste où l’habit signé fait la femme couture.
Chez Alexandre Vauthier il faut se faire remarquer, faire crépiter les flashs. La femme idéale du Français est une star, une vraie : Rihanna est cliente. Elle assume tous les attributs de la glamazone nostalgique des années Mugler (Vauthier a travaillé avec le maître) : microrobe perfecto en cuir verni, grandes robes chemises en mousseline plissée portées avec des cuissardes lacées à l’arrière de la jambe, dentelle à motif panthère et pantalon de cuir à maxi-poches zippées.
Mais cette fille sexy et conquérante commence à apprécier les beaux manteaux très bien coupés, les vestes aux épaules parfaites, et les blousons qui se portent façon minirobe. En poursuivant dans cette voie plus sobre, elle peut gagner en maturité sans perdre son sex-appeal. Evoluer, mûrir est indispensable pour le designer comme pour sa créature. Cette vie adulte à deux est la promesse d’une histoire d’amour qui dure.
Par Carine Bizet