Sons sur mesure
La créatrice Bouchra Jarrar présente ce mardi sa nouvelle collection, sur une musique conçue par Frédéric Sanchez. Le duo décrypte une collaboration fondée sur la complicité.
Première parution Libération
Bouchra Jarrar et Frédéric Sanchez travaillent ensemble depuis cinq ans. Elle, roseau perfectionniste à la précision du geste et la sobriété notoires, tient depuis 2010 les rênes de sa propre maison de couture, après avoir travaillé auprès de Nicolas Ghesquière chez Balanciaga, puis chez Christian Lacroix. Elle présente sa collection haute couture printemps-été ce mardi à Paris. Lui, grand calme à rire homérique, est entré en piste en 1988, par un coup d’essai-coup de maître : la bande-son du premier défilé de Martin Margiela. Autodidacte passionné par la musique depuis l’enfance, il fait désormais partie du club très sélect des «designers de sons» de référence, ceux dont le travail contribue à l’intention d’un créateur plus qu’il ne l’illustre, et participe à son écho. A son actif, entre autres, des collaborations avec Miuccia Prada, Rei Kawakubo, Marc Jacobs, Jil Sander, Jean Paul Gaultier, Martine Sitbon, Helmut Lang…
Ce jour de début janvier où on les rencontre, Bouchra Jarrar est en pull anthracite sur pantalon et mocassins noirs. Frédéric Sanchez, en col roulé noir sur pantalon gris et bottines noires. Cette harmonie symétrique résulte-t-elle d’une consultation ? On opte plutôt pour l’heureuse coïncidence, leur communauté d’esprit étant telle que leurs enveloppes suivent.
Désolée pour ce retard, il y avait ce «colis suspect», dans le métro… Suivez-vous l’actualité ?
Frédéric Sanchez : Ça fait partie des choses dont on parle, avec Bouchra. Notre conversation se nourrit de tout, en continu.
Bouchra Jarrar : Absolument. On écoute tous les deux beaucoup la radio, on se reconnaît dans des choses, ça alimente cet échange. Par exemple, au moment des attentats de novembre, j’ai personnellement eu beaucoup de mal à revenir à la création de vêtements, je ne me suis jamais sentie aussi petite, tant le problème de l’humanité et des civilisations est au cœur de ce qu’on est. Maintenant, ça va, j’ai retrouvé la conviction que réfléchir, créer de la beauté, est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais. C’est comme si les choses prenaient encore plus de sens. Et la création, c’est une réelle échappatoire, une respiration.
F.S. : Dans le même temps, notre travail fonctionne en interaction avec l’extérieur.
Le contexte actuel, tendu, peut-il s’avérer paradoxalement stimulant ?
B.J. : Quelque part, oui. Ça fait avancer ce que l’on fait et ce que l’on est.
F.S. : Oui, on est un peu des combattants ! Moi, par exemple, ça ne me fait pas peur, ce qui se passe actuellement, je ne vais pas partir sur une île déserte… Au contraire, même. Là, ça fait plusieurs années que je vis entre Paris et la Normandie, et j’ai presque envie de revenir complètement à Paris, parce que j’ai envie de faire beaucoup de choses ici. Tout d’un coup, je me rends compte qu’il ne faut pas lâcher. Il ne s’agit pas de militer mais de participer, de ne pas être dans une bulle, d’être conscient.
BJ. : Etre conscient qu’on est des faiseurs, des fabricants. C’est ce que disait l’autre jour à la radio Raphaël Glucksmann, à propos du projet de loi sur la déchéance de la nationalité : «Avec une telle loi, on toucherait profondément à ce que l’on est. Il ne faut pas. Il faut faire.»
F.S. : Sachant que Bouchra et moi sommes des enfants d’immigrés, à des époques et pour des motifs différents.
La mode fait partie de la frivolité dénoncée par les extrémistes religieux…
B.J. : En vue des prochains défilés, la Fédération [de la couture du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, ndlr] a envoyé des mails qui stipulaient la nécessité d’avoir des vigiles à l’entrée des défilés. On va bien sûr le faire.
F.S. : Comme c’est le cas pour les spectacles. Depuis le 13 Novembre, il faut vivre avec ça, sans pour autant se terrer chez soi. Ce qui m’inquiète plus, c’est ce que ce climat pourrait nous mener à faire, se censurer notamment.
Votre échange est très fluide, l’un poursuit la phrase de l’autre…
F.S. : C’est une histoire qui a commencé il y a cinq ans. Bouchra a voulu me rencontrer, et ce jour-là, je crois qu’elle a prononcé le mot «révolution». Ça a fait tilt, j’ai pensé à la chanson de Brigitte Fontaine, où elle ne cesse de le dire, où elle dit des slogans de Mai 68 sur de la musique classique.
B.J. : C’était à la fois sérieux et amusant, on a commencé à se raconter des histoires, à se connaître. Avec Frédéric, j’ai le sentiment de ne jamais être dans l’effort.
F.S. : Le travail avec Bouchra prolonge celui que je fais avec d’autres gens. Je ne travaille d’ailleurs pas avec des marques, mes dialogues sont toujours très personnels : je procède avec un créateur de mode comme je le ferais avec un metteur en scène ou un autre artiste. C’est à chaque fois une discussion pérenne, qui dure. Avec Bouchra, on a commencé par Brigitte Fontaine, on a enchaîné avec Christophe, Holy Motors de Leos Carax, ça a été nos bases. A partir de là, on est partis dans quelque chose d’extrêmement personnel, on a commencé par mélanger des choses, Iggy Pop, Barbara, Francis Lai… On est passés de la révolution à l’évolution.
Comment collaborez-vous, concrètement ?
B.J. : Frédéric, désormais, c’est quelqu’un à qui je pense quand je travaille, il m’inspire. On ne se parle pas forcément tous les jours mais il y a des connexions, comme lorsqu’on a pensé en même temps à Agnès Varda, qu’on avait entendue chez Pascale Clark, sur France Inter.
F.S. : J’ai alors ressorti le film Jane B. par Agnès V. ; à la même époque, Jane Birkin jouait la Fausse Suivante aux Amandiers, ça a mené à Mozart… Ce sont des tiroirs qu’on ouvre, ça crée une arborescence.
B.J. : On ne fonctionne jamais directement par thèmes, d’après les vêtements. Je lui parle plutôt d’émotions et de sensations.
Ça suppose, pour vous Frédéric, d’être une sorte d’éponge ?
F.S. : Ah oui, super-éponge. Ça prend surtout du temps, ce qui est un peu anachronique avec l’époque dans laquelle on vit. C’est sensoriel, c’est comme mélanger des parfums… Très mental, en fait.
B.J. : On en est très conscients : on veut créer ça, un espace, un moment.
F.S. : Et il faut que ça se combine avec le lieu où se passe le défilé.
Les défilés Bouchra Jarrar sont comme des parenthèses, loin de toute hystérie…
B.J. : On crée un écrin, et on essaie de créer un bon et beau moment. La mode, ce n’est pas que du stress. C’est une proposition.
Sachant qu’un défilé dure en moyenne sept minutes…
F.S. : Quand j’ai commencé, un défilé durait en moyenne quarante minutes et ça pouvait aller jusqu’à une heure, avec 250 tenues, les mannequins qui arrivaient par quinze…
B.J. : Imagine quand la collection était moche…
F.S. : Quand on a commencé avec Martin Margiela, au Café de la Gare, on a fait tout de suite beaucoup plus court, concentré, avec une musique cohérente du début à la fin. C’était dans la lignée de ce qu’avaient proposé les créateurs japonais comme Rei Kawakubo.
Comment faites-vous avec les gens qui parlent peu, ou une autre langue ?
F.S. : Rei Kawakubo, par exemple, arrive juste avant le défilé et on ne parle pas la même langue. Du coup, elle me montre beaucoup les vêtements. Moi, j’ai beaucoup réfléchi le mois précédent à toutes les histoires qu’on pourrait raconter, et une journée avant le défilé, j’édite. Je travaille avec deux assistants, qui sont spécialement en charge de la partie technique, comme les droits, ou les recherches.
Votre dernière grande émotion sonore ?
F.S. : Moi, ce serait plutôt une sensation : en ce moment, j’ai une émotion étrange en voyant défiler la route très très rapidement, et plus je remonte vers le ciel, plus ça devient calme… Ça n’est pas un son à proprement parler mais ça m’évoque de faire des sons de l’ordre du rêve. En ce moment, je travaille beaucoup des sons au synthétiseur, qui deviennent des voix, des chœurs.
B.J. : En Normandie, Frédéric a un lieu fascinant, une boîte avec plein de machines, que je ne saurais même pas nommer, une usine à gaz hypercontrôlée, avec plein de fils connectés à des tas de trucs…
F.S. : Je travaille avec des synthétiseurs modulaires, des filtres, les logiciels de l’Ircam. Le son me passionne depuis l’âge de 6 ans, quand ma sœur a rapporté de Londres un disque, Abbey Road des Beatles, que je me suis mis à écouter comme un dingue. Surtout la face B, quasiment dénuée de blanc, donc c’est quasiment une histoire qui est racontée du début à la fin. Ensuite, j’ai toujours cherché ça : des musiques, des musiciens qui racontent des histoires. J’ai trouvé ça dans la musique progressive, Genesis, Van der Graaf Generator, Brian Eno, mais aussi dans la musique classique et l’opéra. Plus tard, je me suis demandé, pourquoi cette obsession du son, et du son qui permet d’être simultanément dans des espaces différents. Je me suis rendu compte que ça renvoyait à mon grand-père, qui ne pouvait pas rentrer en Espagne et qui écoutait beaucoup la radio espagnole. Ça lui permettait d’être à la fois ici et là-bas. Ce côté déterritorialisation mentale m’a beaucoup marqué.
B.J. : Pour moi, la musique est à la fois importante et inutile. Je peux passer des journées dans le silence, qui est ma musique naturelle. C’est un silence rempli, qui me berce. Dans le même temps, je suis une douce obsessionnelle et quand je suis amoureuse d’un son ou d’une musique, je vais l’écouter inlassablement, sans me fatiguer, pendant toute une période.
Par exemple, j’ai découvert Dominique A il y a six ans, je ne l’ai pas écouté pendant quatre ans, et il y a quelque temps, je l’ai réentendu à la radio avec un bonheur inouï. Du coup, je suis allée à la Fnac acheter ou racheter tous ses albums, et voilà : en ce moment, Dominique A me berce. Je suis aussi très sensible aux voix. Dernièrement, c’est celle de mon neveu qui m’a éblouie : il récitait un poème d’Artaud, de sa petite voix cassée, on aurait dit Gainsbourg jeune… A l’inverse, je ne supporte pas les voix aiguës, qui correspondent généralement à des gens aigus en tout, dans leur personnalité, leur allure, leur attitude.
F.S. : J’ai besoin d’écouter dans tout ce que je fais. Par exemple, si je nage, j’ai besoin d’entendre l’eau, je ne pourrais pas mettre des écouteurs.
B.J. : On parle très souvent de sons, avec Frédéric. Le battement du cœur, le bruit de la respiration, le souffle… La vie, quoi.
par Sabine Champenois