La mode d’aujourd’hui, c’est Bouchra Jarrar
Tant de fausses valeurs encombrent les premiers rangs de la scène mode que, lorsque l’on tombe sur une perle rare, on peut se permettre d’ouvrir en grand le robinet à compliments.
Première parution Télérama
Bouchra Jarrar a le goût très sûr d’éviter les dorures mièvres des salons Napoléon III. Depuis quelques saisons, elle a pris pour habitude de présenter ses collections au musée Bourdelle. Antoine Bourdelle était « praticien » : il exécutait en dur les plâtres de Rodin. Puis il a trouvé sa propre voie, devenant l’un des grands sculpteurs du début du XXe siècle. Devant son musculeux Heraklès archer, les mannequins de Bouchra Jarrar, printemps-été 2013, ont défilé mardi dans la nuit. Et, comme Heraklès, la créatrice a visé juste, plantant la flèche de l’émotion droit dans le cœur du public.
On s’imaginait transporté dans une grande maison des premières années du modernisme, les meilleures. Lignes tendues, rigueur logique de la construction, envie de repartir d’une page blanche, foi en l’avenir. On pense à l’architecte Robert-Mallet Stevens, au décorateur minimaliste Jean-Michel Frank. On pourrait citer aussi Le Corbusier : « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique, des volumes sous la lumière ». La formule s’applique ici à merveille. Jeu savant des droites qui structurent le vêtement et des rayures qui le font palpiter. Jeu correct des matières, cuir, laine épaisse, soie. Jeu magnifique des couleurs, ou des non-couleurs, brun clair, bleu profond ou ivoire. Sur une musique douce-amère de Gérard Manset, excellente bande-son comme à chaque fois, les larmes montaient devant tant de beauté.
Bouchra Jarrar est à la mode ce qu’Andrée Putman fut au design : elle dit beaucoup avec peu, quand d’autres disent si peu avec beaucoup. La mode d’aujourd’hui, c’est elle. Parce qu’avec ses silhouettes en équilibre au bord du rien, elle ne prend pas les femmes pour des présentoirs à tissu. Parce qu’elle ne crée pas une mode pour starlettes de série télé, mais pour astrophysiciennes. Parce qu’on n’a pas l’impression de voir des costumes de théâtre, mais de vrais vêtements destinés à être portés. Parce qu’elle est l’une des rares, parmi les créateurs contemporains, à savoir réellement comment un habit se fabrique, alors que certains de ses confrères ne mettent jamais les pieds dans un atelier. Parce qu’elle reste simple et spontanée. Parce qu’elle remet de l’humanité dans la mode.
Par Xavier de Jarcy