Bouchra Jarrar : La bonne nouvelle chez Lanvin
L’arrivée de la talentueuse créatrice devrait ramener la sérénité dans une maison fortement perturbée par l’éviction d’Alber Elbaz, il y a cinq mois.
Première parution Next Liberation
Elle nous l’a dit ce vendredi matin au téléphone, calme et passionnée à la fois, fidèle à elle-même : «Je suis si heureuse. Je vais vraiment pouvoir me consacrer totalement à la création, avec un atelier immense, des gens d’excellence et qui n’attendent que ça, qu’on travaille beaucoup et bien.» C’est donc confirmé, et officiel depuis midi : Bouchra Jarrar succède à Alber Elbaz à la tête de la direction artistique des collections femme de la maison Lanvin.
Evoquée depuis le mois de février, cette nomination faisait ces derniers jours l’objet d’une rumeur très persistante, et très enthousiaste. Pour une raison conjoncturelle, pour commencer : Lanvin traverse depuis cinq mois une mauvaise passe. Le 28 octobre dernier, le très aimé Alber Elbaz (grandi chez Yves Saint Laurent) a brutalement quitté un poste qu’il occupait depuis quatorze ans, sans même pouvoir saluer une dernière fois ses collaborateurs. Une éviction qui a mis les salariés vent debout contre l’actionnaire principale, la milliardaire taïwanaise Shaw-Lan Wang, avec l’engagement d’une procédure de droit d’alerte par le comité d’entreprise. Sachant que si Alber Elbaz a bel et bien réveillé et redoré le blason de Lanvin, la maison rachetée par Shaw-Lan Wang il y a quinze ans accuse depuis 2012 une baisse de ses ventes, qui s’est accentuée en 2014.
Or, la loi du chiffre règne, même les tycoons ne se contentent plus de belles danseuses… Bref, perte d’un timonier attachant et inquiétude quant à la pérennité de l’entreprise : le cocktail en cours chez Lanvin est inflammable, dans un contexte hyperconcurrentiel qui laisse peu de place aux états d’âme. La collection de prêt-à-porter féminin conçue par le studio maison et présentée il y a quelques jours lors de la Fashion Week parisienne a fait écho au malaise, dénuée de fil conducteur, maladroite, aux antipodes de la fantaisie gracieuse réussie par Elbaz.
Méritocratie et garde républicaine
Mais si l’on se réjouit tant de ce casting, c’est aussi et surtout parce que c'est Bouchra («bonne nouvelle» en arabe) Jarrar. Un parcours exemplaire, sous le signe de la méritocratie, un talent reconnu par tous et une forte personnalité sous l’apparence de brindille. Avant-dernière d’une fratrie de sept, elle est née il y a quarante-cinq ans à Cannes, de parents immigrés marocains, originaires de Fez. Son père maçon a «construit les plus belles villas du super-Cannes», sa mère au foyer lui a donné le goût de la couture et du tricot.
L’enfant Bouchra aimait déjà les activités minutieuses et des plages de silence qui ressourcent. Bonne élève, elle enchaîne fac d’histoire de l’art à Nice puis Ecole supérieure des arts appliqués Duperré à Paris. Une formation «publique et gratuite», souligne cette femme assumée de gauche, qui s’enthousiasme, à propos de Jeanne Lanvin : «Elle a commencé toute seule dans une chambre de bonne !»
En janvier, la citoyenne Bouchra Jarrar a fait défiler la dernière collection couture en date de sa propre maison dans les coursives de la mairie du IVe arrondissement parisien, avec les uniformes de la garde républicaine pour inspiration. Une réponse aux attentats de novembre, passé le moment de sidération et d’horreur, qu’elle nous décrivait ainsi : «J’ai personnellement eu beaucoup de mal à revenir à la création de vêtements, je ne me suis jamais sentie aussi petite […]. Maintenant, ça va, j’ai retrouvé la conviction que réfléchir, créer de la beauté, est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais. C’est comme si les choses prenaient encore plus de sens. Et la création, c’est une réelle échappatoire, une respiration.»
Lyrisme et précision
Il y a du lyrisme, de la ferveur, chez Bouchra Jarrar, mais ils sont tenus, jamais gnangnans, clinquants ou pesants. Une disposition d’esprit qui s’est peaufinée auprès de de l’archer-esthète Nicolas Ghesquière chez Balenciaga, pendant dix ans, puis chez le sentimental Lacroix, pendant dix-huit mois, avant qu’elle ne crée sa propre marque, en 2010.
Sa mode présente les mêmes caractéristiques. Précision, épure, érotisme raffiné, opulence des matières plus que du geste : du perfecto et smocking fétiche aux longues robes fluides de belle-de-jour en passant par les bouffées de fourrure ou de vinyle, la partition reste toujours cérébrale, radicale, mais poétique. A l’image de ses défilés, qui rompent résolument avec le côté barnum qui peut prévaloir ailleurs. Chez Bouchra Jarrar, les filles avancent tranquillement, sur un fond sonore (ourdi par son complice Frédéric Sanchez) qui fait la part belle à la littérature et au cinéma français. La maison Lanvin pourrait bien être sur le point de retrouver la sérénité.