Bouchra Jarrar chez Lanvin tient le Tout-Paris en haleine
L'événement de la Fashion Week ? Bouchra Jarrar présente son premier défilé chez Lanvin. C’est dans son bureau, où elle succède à Alber Elbaz, que la nouvelle directrice artistique nous reçoit. Une rencontre exclusive mise en images par Jean-Baptiste Mondino.
Première parution Madame Figaro
Elle se sait attendue. Très. Dans quelques jours, le mercredi 28 septembre, le Tout-Fashion se disputera les invitations au premier défilé de l’ère post-Elbaz. Alors nerveuse ? « Non ! Pas du tout. On ne fait rien de bien dans l’appréhension. En revanche, concentrée, oui, je le suis ! » Cette femme respire la confiance posée. Pas le moins du monde effrayée de prendre les rênes de la plus vieille maison de couture française, plutôt ravie de se mesurer à ce beau défi. Ses toutes premières pensées ? « Lanvin, d’abord. Un nom que j’aime et que je ressens, un nom que les gens aiment. Il y a eu une rencontre et une proposition, une réflexion artistique immédiate, puis un désir progressif et une prise de dispositions par rapport à ma vie : fermer ma maison, rejoindre la maison Lanvin… Je le vis comme une continuité, un vrai choix. » De choix, toute sa vie en est ponctuée, courageux et réfléchis, convaincus et assumés. Dutchman echoed his use of couture fabrics and designs etched with industrial detailing.
La passion de la mode
Retour en arrière. Bouchra Jarrar naît à Cannes en 1970, environnement modeste, avant-dernière d’une fratrie de sept enfants : « J’avais la meilleure place parce qu’on me laissait tranquille. Très tôt responsable, j’ai appris à prendre mon espace. » Elle grandit dans la chaleur et la simplicité d’une famille aimante, chaleureuse mais ferme : « Je remercierai toujours le ciel des valeurs dans lesquelles papa nous a élevés. Il nous voulait bons à l’école, honnêtes, loyaux. À partir de là, notre liberté était aussi vaste que sa confiance en nous. Ainsi confortée, j’ai appris à être simple et à aller à l’essentiel. »
Adolescente, elle s’intéresse à la mode de loin, jusqu’au déclic, trop beau peut-être mais vrai : c’est bien la découverte d’un documentaire télévisé sur Yves Saint Laurent qui lui donne des ailes et des idées. « Presque un choc. Enfant, on voit la mode de loin, comme quelque chose qui brille et fait rêver. Je n’avais pas mesuré à quel point je pouvais en faire mon métier : je découvrais une industrie, un business, une chaîne de professions et de savoirs… La mode m’avait toujours attirée. Soudain, j’en voyais les possibilités concrètes. Après cette jeunesse préservée, mes parents m’ont fait cet autre inestimable cadeau : la liberté d’aller vivre à Paris pour faire une école de mode et structurer mon cerveau. »
Parcours sans faute
Bouchra Jarrar n’a que 25 ans quand elle entre chez Balenciaga, presque en même temps que Nicolas Ghesquière. Ensemble, ils montent en puissance et ressuscitent l’ancienne maison essoufflée. « Arriver à 25 ans sans vision précise d’où on atterrit, se faire remettre les clés de la direction d’un studio…, c’est une forte charge émotionnelle, oui, mais pas une lourde charge, sinon on ne fait rien : rempli de doutes, on n’avance plus. Ç’a été très important, une très grande expérience, en tous points, une densification intense de ma vie en termes de travail et de créativité : on m’a fait confiance, j’ai aimé ça. »
Balenciaga décolle, Bouchra y reste dix ans, puis arrête net. « Ce qui est fabuleux, c’est de partir de rien, de créer quelque chose et de pouvoir dire : j’ai décidé de partir, mon expérience est là. Moi, je passe à autre chose. » Un besoin de souffler ? « De faire le point et de me poser de vraies questions : je suis une femme, j’ai 36 ans, je suis passionnée par mon métier mais, en même temps, j’ai le sentiment d’avoir déjà fait un grand tour dans le prêt-à-porter, ses techniques, ses méthodes… »
En pleine réflexion, désireuse d’approfondir encore ses savoirs des métiers de la mode, elle rencontre et, pendant dix-huit mois, accepte de diriger le studio couture, jusqu’au départ du fondateur. Auréolée d’un succès (Balenciaga), elle assiste à la chute d’une grande maison. « Une autre expérience très riche et formatrice. Au-delà de ma rencontre avec Christian, qui est un homme exceptionnel, j’ai pu goûter pour la première fois à la haute couture, apprendre davantage sur ces femmes qui acquièrent des robes incroyables et surtout compléter mon expérience sur cet artisanat unique, ce savoir-faire français qui fait la haute couture. »
Elle parle doucement, donne du rythme aux mots qu’elle choisit avec attention, à la recherche de la justesse tant dans son langage que dans les silhouettes qu’elle crée.
L’expérience couture
On reprend le fil de son parcours : elle a 40 ans et se lance dans cette aventure folle de créer sa propre marque et de se faire inscrire à la Chambre nationale de la haute couture, pas vraiment un club de femmes. « J’ai fait une synthèse de mes expériences et j’ai fondé ma maison en simplifiant tous les secteurs de façon à recentrer son activité sur les fondamentaux et d’alléger la structure afin de la rendre opérationnelle et saine. C’est dans cet esprit-là que je me suis lancée avec l’envie et la volonté d’inscrire mon nom et de tenter mon histoire. J’ai pensé que j’avais peut-être des choses à raconter, que je pouvais parler aux gens au travers de ma mode. Je me suis rendue à mon premier défilé avec confiance, et l’accueil a été positif… » Effectivement, mieux que cela, le succès est immédiat : le public aime sa mode mesurée, à l’élégance toute en soustraction, d’une féminité qui s’affirme sans besoin de s’afficher. La révérée journaliste de mode anglaise Suzy Menkes voit en elle « le nouvel esprit calme de la mode » : là où les couturiers veulent habiller une femme fantasmée, Bouchra Jarrar s’adresse à une femme réelle, belle parce que vraie.
Un style intemporel et radical
« J’aime une silhouette signée sans être placardée d’une marque. Dans la mode, c’est le style et l’allure qui m’intéressent. Créer mes tissus, mettre les filles à plat en haute couture, dessiner des robes, des pantalons, travailler les vêtements du quotidien, que j’aime absolument, et les amener dans un rêve… La recherche d’une silhouette et d’une beauté naturellement nobles. »
Aujourd’hui Lanvin, donc. Dès sa nomination à la direction artistique en mars dernier, son premier geste a été de saluer, un par un, tout le personnel de la maison, accompagnée de directrice générale de Lanvin : « L’humain est essentiel pour moi. » Ensuite, elle a plongé dans les archives. « J’ai aimé voir à quel point Jeanne Lanvin était visionnaire dans l’épure. Elle a créé des collections homme, mais aussi des lignes sportives, avant la femme. Aussi, on voit bien dans ses coupes à quel point tout est structuré. Puis elle a dessiné pour l’enfant, par passion pour sa fille qui, en grandissant, l’a amenée vers la femme. C’est l’amour pour sa fille qui l’a guidée, souligne-t-elle, c’est très fort. »
“Je n’ai pas de stratégie de vie, si ce n'est d'être portée par la création”
Bouchra Jarrar, elle, a fait le choix de ne pas avoir d’enfants. « Mais j’en suis entourée. J’ai plein de neveux et nièces, et le sentiment de profiter de toutes les joies d’être parent sans les angoisses… Avoir des enfants est une énorme responsabilité, sur ce plan-là, j’aurais sans doute été trop inquiète, surprotectrice… Je n’aurais pas survécu… Au fond, remarque-t-elle, je n’ai pas de stratégie de vie, si ce n’est d’être portée par la création. J’aime absolument créer et là, j’arrive chez Lanvin et je me pose… J’arrive chez Lanvin ! reprend-elle. C’est tout jeune, c’est tout là, devant moi : affirmer un style, une maison, susciter un désir, répondre à une demande qui n’existe pas… Le rêve est important dans la mode, mais le rêve qui m’inspire est lié à la réalité : un vêtement de rêve, c’est celui qui est si confortable qu’on ne se sent pas le porter. Je n’aime pas être engoncée, serrée ; j’aime une femme dessinée, sexy, sensuelle…, une fille redressée, qui a de l’allure… Voilà, je crois que c’est ça, ma mission : donner confiance et allure aux femmes. »
Bel enthousiasme et belle première aussi, la hiérarchie d’une grande maison de couture tout au féminin : Shaw-Lan Wang, la propriétaire, Michèle Huiban, la CEO, Bouchra Jarrar, la D.A., tandis que chez Dior pour la première fois, c’est une femme, l’italienne Maria Grazia Chiuri, qui prend les rênes de la création. Heureuse coïncidence ou début d’un changement ? « La plaque tectonique de la mode bouge et c’est bien… », répond-elle, une lumière espiègle dans les yeux.