Les créateurs inventent déjà la couture de demain
Haute technologie ou glamour hollywoodien, les couturiers explorent des voies diverses pour appréhender l’avenir et préserver leur pouvoir d’attraction à l’occasion des défilés haute couture automne hiver 2015.
Première parution Le Monde
Autrefois discipline majeure et noble de la filière textile, la haute couture est aujourd’hui un art menacé par son image muséale et ses clichés de robes de princesse. Le XXIe siècle a sonné le triomphe du prêt-à-porter de luxe comme de masse. La couture n’est donc plus un besoin vestimentaire commun mais un choix exceptionnel. Préserver son pouvoir d’attraction est d’autant plus crucial. Et pour la rattacher ne serait-ce que par un fil au monde moderne, les couturiers explorent des voies diverses.
Chez Chanel, ce sera celle du high-tech. Le décor de cercle de jeux privé du défilé ne dit que peu de chose du propos de Karl Lagerfeld, l’homme qui collectionne les outils connectés Apple. L’ambiance casino est surtout là pour accueillir une poignée de célébrités (Julianne Moore, Kristen Stewart, Vanessa Paradis, sa fille Lily-Rose, etc.) installées aux tables de black jack et venues présenter des bijoux de haute joaillerie en diamants, rééditions de la collection imaginée par Gabrielle Chanel en 1932.
Laser et imprimante 3D chez Chanel
Pour l'avenir, Karl Lagerfeld imagine tout autre chose : des vestes et des tailleurs construits d'une seule pièce en utilisant la technique de sintérisation sélective au laser ou SLS. Cette technologie complexe, utilisée notamment dans l'aéronautique, permet de fabriquer des pièces à partir de matières en poudre assemblées au laser à partir d'un modèle programmé dans une imprimante 3D.
Le résultat de cet exercice singulier : des silhouettes matelassées et ajourées au design pur sans stigmates high-tech. Portés avec des blouses et des souliers classiques, ces vêtements n'ont rien du costume de cosmonaute. La haute technologie donne simplement une nouvelle vie à une ligne intemporelle ; de cette rencontre des contraires naît la modernité, soutenue par l'allergie revendiquée de Karl Lagerfeld au « futurisme infantile » et plus généralement au premier degré.
Dans cette collection, le célèbre tailleur Chanel connaît d'autres infimes mutations : épaules droites et subtilement amplifiées, vestes graphiques et souples coupées dans des tweeds onctueux aux teintes beiges, marine et noires, jupe crayon pas trop serrée. Les robes du soir cultivent cette même architecture graphique, mais souvent inversée : buste étroit et jupe évasée. Le résultat est familier et neuf à la fois : en s'appuyant sur ses expériences high-tech, Karl Lagerfeld renouvelle une formule postclassique fidèle à la signature vestimentaire de la maison, qui peut plaire au plus grand nombre sans perdre sa saveur exclusive. Car contrairement au casino, la haute couture ne laisse rien au hasard.
Satin, plume et cristaux chez Bouchara Jarrar
Même constat chez Bouchra Jarrar, où la modernité est affaire de précision, au service d'une vraie poésie familière. La créatrice française s'est fait connaître en travaillant des basiques du vestiaire sur mesure souvent empruntés aux hommes : pantalon tailleur, veste de cuir et manteau au cordeau et à l'allure assurée. Ici, pas de signaux extérieurs : un pantalon prend sens et valeur seulement parce qu'il va parfaitement à celle qui le porte.
La collection d'hiver montre, au-delà de la diversité du répertoire de la créatrice, sa capacité à exprimer une grande féminité. Pantalon taille extra-haute en satin nuit, robe bustier à la jupe plissée diaphane, haut drapé hérissé de plumes pâles et de cristaux sombres, grand manteau sans manches en tweed rayé sec et dense, pardessus en soie façon pyjama : il y a beaucoup de délicatesse et de force dans ce vestiaire. Une certaine évidence aussi. Toutes les idées sont liées par une simplicité dans la forme qui tait élégamment la difficulté technique de la réalisation et qui signe la modernité du travail couture de Bouchra Jarrar.
La simplicité fait sans doute un peu défaut à Alexandre Vauthier. Le Français cultive un goût du sexy conquérant qu’il a hérité de Thierry Mugler, maître du genre chez qui il a travaillé. Mais sa collection additionne trop de pistes. Des franges et des perles à l’indienne, des asymétries, des ajours, des volants qui noient le meilleur : des vestes et des pantalons de smoking parfaits. Le créateur gagnerait à se concentrer sur cet exercice tailleur car en plus d’être moderne, la simplicité vieillit bien, même si au premier abord elle semble manquer de panache.
Giorgio Armani préfère quand même le spectacle. C'est ce qu'aiment ses clientes : la puissance du nom et celle d'un glamour affirmé. Sa force est de bien connaître son public ; pour sa collection couture développée sous le label Armani Privé, il abandonne son colorama neutre pour une explosion de rose vibrant. Appliqué sur des vestes à taille de guêpe, travaillé en texture sur plumes, franges de soie, jacquard ou soie Lurex dégradée, il est partout. Des robes fourreaux aux tailleurs rutilants, tout est calibré pour une opulence qui s'affiche de Hollywood à Dubaï. Pour le créateur italien, la couture restera donc sur ces territoires déjà connus. À chacun d'assumer son rôle dans l'histoire de la mode.
Par Carine Bizet