La haute couture redessine les contours du corps
A l’affût de nouvelles courbes, les couturiers inventent des femmes autant que des vêtements.
Première parution Le Monde
Le fantasme d’un luxe infini et le travail extrêmement technique des ateliers : la haute couture est un exercice superlatif et au fond contradictoire. A force de s’émerveiller sur ces caractéristiques familières, on oublie la chair. Ou plutôt l’idée de la chair, le corps inventé, (re)modelé par le vêtement couture. Alors que les mannequins ont des morphotypes standardisés, cette enveloppe textile fait la différence. Et si le prêt-à-porter est aussi le miroir d’une certaine image du corps, le principe du sur-mesure rend ici la question plus urgente et intime.
Dans la haute couture moderne, l’équation n’est pas simple. Les vieux archétypes rassurants sont tombés de leur piédestal : les femmes fatales en cinémascope et autres dames chics de films germanopratins ont quitté la scène. A quelles courbes se vouer aujourd’hui ? Alors que l’été 2015 multiplie les propositions, les créateurs-pygmalions cherchent des formules modernes.
Dans cette quête, Karl Lagerfeld file pour Chanel la métaphore de la femme fleur… Sa serre reconstituée sous la voûte du Grand Palais abrite une végétation de papier gris perle qui voit bientôt éclore 300 fleurs aux couleurs exotiques, avatars mécaniques des filles qui arrivent sur le podium.
Les teintes lumineuses (rose, vert amande, rouge, mandarine…) et les broderies sophistiquées (parterres graphiques de rhodoïde, tulle, organza, cuir, plumes et perles habillent un ourlet de manteau ou une silhouette entière) filent la métaphore florale dans l’ultra luxe que maîtrisent les ateliers.
La silhouette n’est pourtant jamais noyée sous les pétales : les jupes mi-longues et les vestes à épaules arrondies mettent en valeur une taille dénudée. « La taille est le nouveau décolleté », assène Karl Lagerfeld avant le show. Montrer ses seins serait trop premier degré pour le couturier, trop vulgaire pour la marque. Et inversement. Au passage, la femme Chanel peut toujours se regarder le nombril si cela lui chante. La tête dans un chapeau nuage ou un bonnet à voilette, elle garde les pieds sur terre grâce à ses bottines chaussettes inspirées de chausses tricotées du XVIIIe siècle.
Une sensualité poético-punk
Cette silhouette étrangement luxuriante mais maîtrisée n’est pas plus consensuelle que son créateur mais ce corps de belle plante un peu transgénique incarne une sensualité poétique sympathisante punk. Un double sens indispensable et typique de l’écriture « lagerfeldienne ».
Les silhouettes signées Armani Privé livrent l’image d’un corps-abstraction. Sur un thème japoniste graphique, le couturier italien égraine les délicates silhouettes longilignes aux teintes de raku sur lesquelles courent des motifs bambou comme tracés au pinceau de calligraphie. Les volumes évoquent ceux d’une architecture de maître, les broderies renvoient aux accidents d’une nature de jardin zen. Désexualisé, abrité par des constructions légères, le corps se cache dans des vêtements qui célèbrent la maîtrise de la chair par la discipline, avec une touche de glamour pour réchauffer l’atmosphère.
Nécessaire au travail de couturier, justement la discipline peut aussi être libératrice, comme le prouve la collection de Bouchra Jarrar, créatrice indépendante la plus suivie des défilés. Experte des silhouettes au cordeau héritées d’une vraie tradition tailleur et des textiles aux densités inédites, la créatrice lâche prise. Avec bonheur.
Savamment sévère et sexy, le corps se dévoile dans d’élégantes minijupes zippées ou des robes façon blouson rock à l’architecture parfaite. Les noirs sont texturés : broderies de jais posées comme des plumes sur une mer de perles, granités de pétales, tweeds mêlés de vinyle luisant comme un bitume, satin généreux renvoient tous une lumière singulière. Les longues robes asymétriques laissent échapper une épaule, libèrent une chute de reins, évoquant une carapace en train de tomber, un corps révélé – et métaphoriquement – un style Bouchra Jarrar plus « en chair » mais très racé.
Des fesses infernales
Le style d’Alexandre Vauthier reste, lui, très ancré dans la culture Thierry Mugler/Jean Paul Gaultier dans laquelle il a baigné. Il envoie sur le podium une tribu d’amazones au corps d’athlète ou de danseuse. Il faut au moins cela pour oser le fourreau anatomique découpé sur les hanches qui fait des fesses infernales, les jupes à taille corset portées avec des bottes à talons aiguilles.
Ce corps est une sculpture de déesse à l’image de Rihanna ou Gisèle Bundchen, adeptes de la griffe. Mais on ne devient pas super-modèle en enfilant une robe : au moment de réaliser un vêtement sur mesure, le physique de la cliente prévaut. La couture est un art réaliste où la matière l’emporte sur l’esprit.
Par Carine Bizet