Fashion week : l’histoire en héritage à Paris
Lors des premiers défilés parisiens, les créateurs ont su être à la hauteur du patrimoine des plus grandes maisons, mais sans nostalgie.
Première publication Le Monde
Berceau des plus grandes et anciennes maisons de couture, patrie d’adoption des meilleurs designers du monde (24 nationalités sont présentes au calendrier officiel), Paris fait aussi peser un certain poids sur les épaules des créateurs. Etre à la hauteur de l’histoire sans se perdre, tel est le défi qu’ils affrontent dans un contexte socio-économique de plus en plus chaotique et incertain.
Les plus exposés sont ceux à qui on a confié les rênes d’une maison « historique » : à la valeur du patrimoine s’ajoutent toutes les projections affectives des inconditionnels. La pression peut être vertigineuse, mais, chez Saint Laurent, Anthony Vaccarello a abordé l’aventure avec calme et détermination. Pour sa deuxième collection, parfois la plus difficile, le créateur belge prend ses aises : son style et l’esprit Saint Laurent font de plus en plus corps. Les minirobes et minijupes à profil tranchant sont une signature Vaccarello qui a fait ses preuves et les bottes à talons biseautés graphiques soulignent l’allure conquérante de ces filles sexy.
Grand manteau et veste tailleur, blouson ample, pull mohair sensuel, jean cigarette et gants-manches en mouton retourné les réchauffent et diversifient le vestiaire. Les garçons (c’est la première collection homme du designer) ont des faux airs de rockeurs urbains presque entièrement vêtus de noir (blouson en veau velours, pantalons de costume, pull en mohair, veste de smoking). Les robes du soir, asymétriques, piquées de cristaux et portées avec les bottes assorties, rebrodées d’un iris (emprunté à une collection haute couture de 1988 dédiée à Van Gogh), les décolletés qui dévoilent la poitrine sous un nuage de mousseline incarnent un nouveau glamour, moderne et cool.
La collection souligne deux points communs entre Yves Saint Laurent et Anthony Vaccarello : un goût pour le sulfureux maîtrisé et un talent pour la coupe tailleur, ossature de la mode. Dégagé des clichés surexploités (veste saharienne, en tête), le nouveau Saint Laurent a du chien, un talent pour la séduction très français et de l’avenir.
Lanvin est la plus ancienne maison de couture encore en activité. Le très aimé Alber Elbaz l’a quitté dans des conditions houleuses fin 2015. Toutes les circonstances étaient donc réunies pour compliquer la tâche de la nouvelle directrice de la création femme, Bouchra Jarrar. Mais la Française est déterminée et pousse peu à peu les murs.
Sa deuxième collection est plus nerveuse que la première. On y retrouve ses obsessions esthétiques (du noir et blanc, des coupes tailleur millimétrées, des blousons de cuir) imprégnées d’une douceur fidèle à l’esprit de la fondatrice. Les robes-chemises d’organza à col feuilleté qui s’échappe d’un blouson de cuir aux épaules aiguës croisent des tailleurs à plis sculpture, des robes effets danseuses portées avec des bottines plates bordées de chaîne, un smoking blanc à motifs oiseaux, des pantalons de satin taille haute à ceinture bijoux et de grands gilets de maille texturée et rayée. La détermination de deux femmes dialogue à travers cette élégance racée : celle de la pionnière Jeanne dont les créations sont d’une modernité saisissante et celle d’une créatrice décidée à habiller les femmes sans faire de concession à l’humeur branchée du moment.
Célèbre depuis presque trente ans pour sa mode conceptuelle et avant-gardiste, Maison Margiela est désormais le royaume d’un tailleur virtuose à la culture et à l’imagination infinies : John Galliano. Ce dernier a conservé du style maison une certaine façon de disséquer les vêtements pour en exposer le sens. Sa dernière collection est presque la plus « simple » et se concentre sur des pièces basiques portées avec les bottines « tabi » (celles aux orteils séparés qui sont une signature iconique Margiela). Mais le créateur a savamment « désossé » les couches extérieures comme pour révéler des secrets ; aux désirables jeans taille haute et robes-pulls succèdent des créations plus fantasques (jupes à fenêtres, manteaux aux broderies-tableaux). La poésie romanesque de l’Anglais et le surréalisme cérébral du fondateur unissent idéalement leurs forces pour satisfaire toutes les curiosités.
Après avoir présenté leur collection femme en même temps que l’homme en janvier, le duo de Kenzo, Carol Lim et Humberto Leon, lançait cette semaine une collection capsule, Memento N°1. L’idée : aller rechercher dans les archives des modèles inspirants et en tirer un vestiaire pour aujourd’hui. Ce premier exercice est immédiatement convaincant. Les grandes robes chemises à fleurs croisent les pulls rebrodés d’oiseaux, les mailles aux couleurs intenses, et les blousons pour homme saturés d’imprimés. Pour se nourrir, les designers ont plongé dans les années 1970 et 1980, notamment une campagne de 1983 du photographe Hans Feurer. Le résultat est rétro juste ce qu’il faut, frais, joyeux et démontre combien ces créateurs américains ont compris l’essence multicuturelle de la maison dont le dîner post-show est l’œuvre d’un chef syrien réfugié et de son équipe, soutenu par le Refugee Food Festival.
Chez Dries Van Noten, on célèbre le 100e défilé. C’est donc son propre patrimoine qu’il revisite avec un casting rassemblant des mannequins qui ont autrefois défilé pour lui (avec une moyenne d’âge autour de la quarantaine). Sur les chaises du show, un petit livre d’images rassemble les échantillons d’imprimés emblématiques que le créateur a retravaillés. Robes floues, grands manteaux, pantalons, double jupes, blouses sont habillés de ces motifs en patchworks lumineux et optiques. Les pardessus d’homme, jeans droits et souliers plats à lacets croisent quelques sandales à talons bijoux. L’autocitation se fait dans l’épure qui évite les clichés mais, du coup, manque un raffinement poétique. Les fans de toujours se délecteront de ces imprimés collector, les autres attendront le 101e show pour retrouver l’inventivité cultivée du créateur.
Chez Lemaire, il faut composer avec le patrimoine d’une relativement jeune marque (née en 1990) connue pour son allure épurée et qui doit briller par elle-même. Autant de difficultés potentielles surmontées par le duo de designers Sarah-Linh Tran et Christophe Lemaire, de plus en plus épanoui. Avec ses robes courtes drapées, ses tailleurs ceinturés, ses blouses à grandes manches arrondies, ses longs volumes aux effets sinueux, qui caressent la taille et les épaules, cette mode a gagné en sensualité sans perdre sa grâce austère. Une belle trajectoire en marche.
Olivier Theyskens a connu l’école des « grandes maisons » : passé chez Nina Ricci et Rochas, il avait quitté la France pour New York et la marque Theory. La saison dernière, il a relancé sa griffe (créée en 1998) en indépendant. Un vrai pari, mais ses fidèles attendaient avec impatience celui qui possède un style sombre et sensible. Sa deuxième collection confirme le retour d’un créateur à maturité. Les robes néovictoriennes croisent des jeans cigarette à la coupe parfaite portés avec des vestes à carreaux aux carrures impeccables ; trenchs et minirobes en cuir effet papier, manteau peignoir en cachemire camel, soies moirées ocre, ou émeraude : ce vestiaire est la fois évident, sophistiqué, et versatile. Olivier Theyskens réussit car il est libre d’utiliser son savoir accumulé pour mieux s’exprimer. Preuve qu’en mode, comme ailleurs, la liberté est la clé.
par Carine Bizet