Bouchra Jarrar, Ode Couture
Louée pour sa mode épurée et très maîtrisée, l’ardente créatrice défend une approche intimiste et artisanale du métier.
Première Parution Libération
Prénom arabe, Bouchra signifie «bonne nouvelle». Est-on prédestiné, y aurait-il un déterminisme téléguidé par des parents omniscients tout-puissants ? Bouchra Jarrar est une aubaine pour la mode, en particulier hexagonale, c’est l’avis qui court dans le milieu depuis 2011, année de son apparition dans la fashion week. Elle était alors «membre invité» de la catégorie Haute Couture à laquelle on n’accède pas juste parce qu’on a vu de la lumière. L’appellation est corsetée,les maisons élues satisfont des critères très précis. Bref, une tannée, un engagement, un serment. Bouchra Jarrar a si bien rempli le contrat qu’elle a décroché, fin 2013, le macaron de «membre permanent», l’équivalent des félicitations sur un bulletin scolaire.
Etre bonne élève : c’était l’exigence de ses parents, qui s’appliquait aussi à ses six frères et sœurs, quand elle était enfant à Cannes, où elle est née et a grandi. Un père maçon qui a «construit les plus belles villas du super-Cannes», une mère au foyer, tous deux venus du Maroc (Fez) dans les années 50, «quand la France avait besoin d’immigrés». Bouchra Jarrar, avant-dernière de la fratrie, évalue : «C’était la superplace, celle où on vous laissait tranquille. Ça n’était pas du tout pesant, je m’occupais toute seule, j’aimais le tricot, la couture, des trucs de vieux.»Sa mère coud pour ses filles, Bouchra se met elle-même à la machine. «Au début, j’ai fait des choses pour mes poupées, puis des jupes pour ma mère.» Et, oui, les jupes étaient portables. La future partisane d’une mode «réaliste» devait déjà avoir un compas dans l’œil qu’elle a noir, perçant, sous une frange à la Juliette Gréco. L’inné sera irrigué par l’acquis en fac d’histoire de l’art à Nice, puis bétonné à l’Ecole supérieure des arts appliqués Duperré à Paris.
La «pureté» de ses lignes, de ses collections juste numérotées, revient en leitmotiv chez les observateurs. Qui accolent souvent «sobriété» voire «austérité». Son parti pris, que prolonge son prêt-à-porter : un vestiaire sans tapage, subtil mais précis comme la flèche, tels ces pantalons qui coulent sur la hanche et allongent la jambe. Idem les vestes et blousons qui épaulent, donnent de la tenue, sans contraindre. La sensualité et l’opulence sont permises (échancrures, chaînes, bouffées de fourrure) mais la femme qui en émerge n’est clairement pas une folasse ni une intrigante. L’oracle Suzy Menkes, dans le New York Times : «Si quelqu’un incarne le nouvel esprit calme de la mode, c’est bien Bouchra Jarrar.»
L’impétrante a physiquement tout de la discrète. Un format crevette, majoritairement en noir, dépourvue d’accessoires comme les filles de ses défilés, à plat (baskets). Alors, on l’anticipe petite chose à ménager, réfractaire à l’inquisition médiatique, potentiellement monosyllabique. C’était oublier l’autorité que dégage sa production. Et qu’on retrouve aussitôt qu’on la rencontre, au siège de sa société, dans le Sentier parisien. Souriante, chaleureuse, mais le propos aussi affûté et tranché que ses coupes. Et fier. Pas du tout celui d’un perdreau de l’année quand d’aucuns persistent à lui donner du «jeune créateur». Extraits : «J’ai apporté ma signature, ma silhouette est reconnaissable ; je ne cristallise pas sur une femme précise, et je ne veux pas avoir d’égérie.»
Elle a créé sa marque après dix ans passés chez Balenciaga auprès du cérébral Nicolas Ghesquière (aujourd’hui chez Vuitton) et dix-huit mois chez le sentimental Lacroix (juste avant que la maison ne ferme). Elle dit : «Etre indépendante est ma nature profonde. Avant, je faisais le job, avec la même rigueur qu’aujourd’hui mais ça n’était pas mes histoires. J’ai vécu le système de la course effrénée, de la mondialisation, j’ai dit stop à tout ça. Moi, je veux mettre l’humain au centre, que les filles se sentent bien, je ne veux pas de souffrance comme on peut en rencontrer dans les grandes maisons. L’idée est d’aller à l’essentiel, comme dans ma mode. J’ai tout contracté et simplifié.» Autofinancée, sa société est depuis deux ans épaulée par Mode et finance, branche de la Banque publique d’investissement (BPI). Bouchra Jarrar a deux «bras droits»,une directrice commerciale et une directrice production et développement, chacune est dotée de deux assistantes. Six mois par an, quatre «personnes d’atelier» viennent renforcer la ministructure pour l’heure dénuée de boutique en propre.
Un exemple d’épatante-réussite-issue-de-la-diversité : épargnons le schéma éculé et paternaliste à Bouchra Jarrar. Elle-même ne suggère qu’un biotope originel sans autre particularité qu’un train de vie modeste et traditionnel : «On vivait très simplement mais on a reçu une très jolie éducation qui m’a transmis un besoin d’honnêteté profonde, une espèce de droiture qui est, avec le respect, le socle de mon entreprise.» Olivier Saillard, historien et performeur de la mode, patron du musée Galliera, soulignera que Bouchra Jarrar s’est lancée en pleine crise, à «une époque où tout est aux mains du luxe et alors qu’en France, il n’existe pas tellement de réseaux de distribution, être un créateur indépendant, c’est vraiment dur». Elle, quand on lui suggère «parcours du combattant», fuse : «Ça suffit, les jérémiades ! A un moment, il faut se lancer, c’est tout !» Elle ajoute que plus tard, elle donnera de son temps pour défendre le métier, «transmettre aux BEP, CAP, laissés-pour-compte ; je leur expliquerai que la mode, ce n’est pas ringard et que ça correspond à des métiers merveilleux». Crevette mais rouleau compresseur. Olivier Saillard : «Ah oui, elle a une sacrée gniaque, son autorité peut d’ailleurs virer à l’autoritarisme. Elle est autocentrée, concentrée, obsédée par son travail. Mais sans doute l’est-on forcément, quand on fait tout soi-même.» Nathalie Ours, en charge de la communication de Bouchra Jarrar après avoir longtemps travaillé pour Yohji Yamamoto : «Très précise et très organisée, Bouchra est aussi une femme d’affaires, capable de regarder les chiffres et d’analyser.»
Tout feu tout flamme mais monacale, la fan de Leos Carax ? Fausse piste. «Je suis une femme libre !» renvoie Bouchra Jarrar, sans enfants «par choix». Olivier Saillard : «C’est une fille sérieuse mais coquine. Quand elle voit un beau garçon, Bouchra sait comment finir la soirée avec. Elle sait danser aussi. Et elle a une bonne descente !» Nathalie Ours : «Au quotidien, Bouchra est assez drôle, enjouée, elle aime la discussion, parler politique par exemple.» C’est vrai, ça déclenche une ode à Christiane Taubira : «Pour moi, c’est la républicaine, et la personnalité politique française la plus importante des vingt dernières années. Elle a un cerveau comme ça, elle élève le débat tout en parlant aux gens, et elle y va.» Dieudonné-la-quenelle ? «C’est nul et nocif, il ne faut même pas avoir de débat sur ça, il faut ignorer la négativité. Ressasser alourdit les consciences.» Dommage, il n’y a plus de place. Coupons donc court, net et précis, façon Bouchra Jarrar. Rideau.